CHAPITRE SEVEN
COMME LES CHEVEUX D’ELÉONORE…
Et comment que nous avons été mal inspirés de les carrer dans nos profondes, les pétards de ces messieurs les démolisseurs de maxillaires. Si nous les avions tenus à la main, peut-être pourrions-nous faire front à la ribambelle de tordus qui nous attendent à la surface.
Ces truands d’Américains, c’est comme les cheveux d’Eléonore : quand y en a plus, y en a encore… (Air connu, vieux refrain de chez nous. En vente dans toutes les bonnes pharmacies.)
Les gnaces du haut sont plus antipathiques encore que ceux d’en bas. Les regards qu’ils nous distillent flanqueraient la pétoche à une locomotive. S’il n’y avait que leurs lampions encore, on pourrait s’en arranger, mais ces carnes braquent aussi sur nous des appareils à faire sucrer les fraises, tout ce qu’il y a de perfectionnés. Je ne dénombre pas moins de deux pistolets mitrailleurs et deux seringues à répétition. J’ai idée que cette fois-ci, si nous commettons l’imprudence de lever le petit doigt, nos carcasses se mettront à ressembler à une grille de mots croisés.
Toutes ces arquebuses m’ont l’air de vouloir cracher de l’épais.
J’ai les jetons que le belliqueux Bérurier ne se mette à ruer de nouveau dans les brancards. Heureusement, sa témérité a des limites si sa couennerie n’en a pas. Il se contente de verdir un peu sur les bords, à l’instar de Pinaud qui n’en mène pas plus large qu’un filet de sole dans un restaurant à prix fixe.
A nouveau, ces chers mignons nous balancent le fameux « hands up ». Et à nouveau nous procédons à la récolte du nuage en branche.
Je compte nos… interlocuteurs, histoire de tromper le temps. Ils sont sept maintenant. C’est ce que l’on appelle de la prolifération, ça ! Cette bande de ouistitis m’a l’air d’être une grande famille, très unie ! Nous sommes unis par l’alvéole, comme le chantait un morceau de gruyère à ses amis.
L’un d’eux s’approche de nous. Il tient son composteur par le canon. Peut-être qu’en achetant ce joujou il a oublié de demander le mode d’emploi ?
Trois secondes plus tard, je comprends qu’au contraire, il a découvert une utilisation annexe de son P.38.
C’est tout d’abord l’aimable Pinaud aux moustaches de rat qui écope. Un solide coup sur la noix. Pas deux : un ! Mais gentil, précis, administré de main de maître. Ça fait un drôle de petit bruit. Et le père Pinuche s’abat en avant d’un air pensif… Une fois à terre, il ressemble à un tas de chiffons récoltés dans des poubelles. Bérurier balbutie, du coin de la bouche :
— On va pas se laisser faire le coup du lapin sans rien dire.
— Je préfère un gnon sur le couvercle à une giclée de pruneaux…
Comme c’est à son tour de dérouiller, il rentre sa tronche de mammouth frileux dans ses épaules ; ce qui n’empêche pas l’assommeur diplômé de lui ajuster au bon endroit un de ces coups de crosse qui épateraient un évêque.
Béru se fait porter absent illico. Ses deux cent vingt livres sont brusquement une charge extravagante pour ses cannes. Il se met en tas – en gros tas d’ailleurs – aux côtés du cher Pinaud.
J’ai un léger pincement au battant. Ça va être à moi de récolter mon bif pour le départ dans le cirage. Quand je pense qu’il y a des ramollis du bulbe qui se font inscrire pour la Lune ! Non, je vous jure ! Y a de quoi se faire dilater les muqueuses par une main de masseur lorsqu’on lit de semblables foutaises dans les baveux.
Vouloir aller dans la Lune ! C’est bon pour Charpini ! Qu’est-ce qu’ils espèrent, les frénétiques de l’intersidéral ? Hein ? Une vie peinarde parce qu’ils se sentiront moins lourdingues ? Bande de pierrots, va ! Scaphandriers de salon ! Je les vois débarquer de la bonne fusée, ces conquérants à ondes courtes ! Un drapeau à la main, nature ! Parce que c’est ça, le gros coup de bidon ! La Lune, ils la veulent amerlock ou ruski ; française, ça on sait bien que ça n’est pas possible, pas encore… La preuve, on vient juste de découvrir le Sahara ; et pourtant ça fait un bout de temps qu’il est à nous ! Seulement, jusque-là, on ne s’en servait que pour y tourner les guimauveries de Pierre Benoit. Antinéa ! Mon cœur est à touareg ! Passez les nichemards de madame à la peinture argentée pour qu’ils soient plus sculpturaux ! Le Sahara ! C’était pas une colonie, mais le magasin d’accessoires du Châtelet. La Grandeur française en jaune cocu sur les atlas ! Colomb Béchar les deux Eglises ! Et Bidon V, qui va s’appeler bientôt Jerricane V ! Moi aussi je ricane ! Vous pensez que la Lune est pas encore française, même si on envoie tous les gars de Madame Arthur comme troupe de choc !
La Lune ! Allez, gi ! Après tout p’t’ être bien qu’y a du pétrole, là-haut ! Pourquoi ? Prenons notre Esso et notre essor ! En route ! Alunissons à l’unisson ! Allons la piétiner, cette brave tarte à la crème qui fait si joli sur les calendriers des postes et dans les quatrains des cartes postales pour soldats en délire ! Allons-y pisser dessus, tous en chœur ! Transportons-y notre organisation et tout ce qui fait la grandeur de la civilisation ! Nos militaires, nos percepteurs, nos fonctionnaires ! En avant Mars ! Les chanteurs de charme ; les strip-teaseuses, les politiciens les flics ! les employés de la voirie ! et San-Antonio par-dessus le marka avec un bath scaphandre à fermeture Eclair pour si des fois y avait des Luniennes dans les cratères !
Faites excuse si je débloque, mais le petit coup de zim-boum que je viens de mouler sur la carrosserie m’a chanstiqué un peu le carburateur. Je n’ai pas complètement perdu connaissance, mais d’un seul coup d’un seul, tout est devenu sombre, irréel, avec des serpentins de lumière de temps à autre… Mon entendement est pareil à la photographie d’un carnaval prise de nuit avec le temps de pose.
Et puis, lentement, des vagues noires, onctueuses, bienfaisantes, viennent me caresser la joue, pénètrent dans ma tronche, m’enveloppent le cervelet, me le réchauffent, me l’emmitouflent, me le rangent sur le rayon du haut d’un placard obscur, silencieux. Hors de toute atteinte.
Lorsque je me réveille de ce sommeil combien artificiel, je sens quelque chose de gluant sur ma joue. Oui, dominant la furieuse douleur qui me meurtrit la tête, c’est cette sensation légère et désagréable qui m’est le plus pénible.
Je me dis que ce doit être du sang, mais après un léger examen de la situation, je constate qu’il s’agit tout bonnement de la bave coulant de la bouche de Bérurier. Nous sommes empilés tous trois sur une moquette épaisse comme du gazon, en un pêle-mêle très désagréable.
Je remue faiblement et tâche de me dégager de cette montagne de bidoche qui m’opprime et me déprime 12. Je m’aperçois que j’ai les poignets entravés par un lien de nylon.
Plus je tire dessus, plus ce lien perfide me cisaille les chairs.
Par contre, on m’a laissé les jambes libres. Il ne m’est donc pas trop difficile d’accomplir un rétablissement. Me voilà assis sur l’épais tapis. Je mate les environs, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un luxueux salon meublé d’un gigantesque poste de télévision, de fauteuils qui humilieraient le trône du roi de Siam, et d’un bar en acajou abondamment pourvu en bouteilles. Il y a aussi un petit piano mâle 13, laqué blanc, dans le fond près de la fenêtre.
Voilà pour le mobilier, maintenant parlons des locataires.
Je reconnais l’escogriffe que j’ai estourbi dans la cave, le truand qui nous a assommés, plus un monsieur très élégant et une fille tellement sensationnelle qu’à côté d’elle Michèle Morgan aurait l’air d’une femme de ménage.
Vous savez que dans les bouquins américains et surtout anglais, on vous décrit des pétasses en célébrant leur suprême élégance. Un romancier anglais vous dira par exemple : « Elle était sensationnelle, avec sa robe de lamé qui formait comme des écailles, ses chaussettes vertes, son léger fond de teint orange, se mariant admirablement avec son rouge à lèvres violet, et l’immense peigne d’écaille agrémenté de fleurettes en celluloïd qui ennoblissait sa chevelure. » C’est pas vrai ?
Et un romancier américain écrira sans frémir : « Elle portait une robe d’après-midi, très simple, décolletée jusqu’à sa cicatrice d’appendicite. Ses jambes de sirène étaient gainées 14 de nylon. Les coutures noires et les talons noirs des bas soulignaient admirablement le galbe des mollets. Ses délicates chaussures ornées d’émeraudes et son délicieux chapeau de paille sommé d’une aigrette blanche et de cerises vertes, conféraient à Barbara un chic très parisien ! »
Si je mens, je vous paie des cromlechs ! Comme dirait Jeanne d’Arc : « Cauchon qui s’en dédit ! »
Pour en revenir à la pépée que je vous parle 15, elle est vraiment du tonnerre, mais façon Regretté Dior. Voilà où je voulais en venir après ce large détour. (C’est bien ainsi que l’on biaise à la mode française.)
Elle porte un tailleur formide, en toile blanche, d’une coupe impeccable, un chemisier noir et des souliers noir et blanc made in Italy. Elle est blonde, naturellement, mais d’un blond indéfinissable, aux reflets argentés. Elle est jolie, sensuelle et roulée comme la Vénus de Milo, plus les bras.
C’est son regard que tout naturellement je croise en premier. J’ai peine à m’en dégager. Il est plus bleu qu’un ciel d’été et je le trouve apaisant.
Pourtant, je dois prendre les mesures de la situation.
Et pas avec un double décamètre à pédales, je vous l’annonce. Mon attention, qui se porte bien, se porte sur le compagnon de la femme. L’homme va chercher dans les quarante-cinq carats. Il a les cheveux gris, les yeux noirs, le teint bistre et une petite baffie du plus séduisant effet. M’est avis que lorsqu’il bigle une souris d’une certaine façon, c’est pas le moment de prendre la température de la donzelle, because le mercure prend mal au cœur.
Il est plutôt petit, ce qui est dommage, mais ses épaules ont l’air de dilater le veston sans le secours ouatiné du tailleur.
Me voyant lucide, il s’approche de moi.
Il m’aide à me mettre debout et me désigne un fauteuil.
— Asseyez-vous, me dit-il en un français sans accent.
Je m’écroule entre les bras du siège.
— Voulez-vous un drink ?
— Ce n’est pas de refus…
— Scotch ?
— Volontiers…
J’ai un vertige. Mon crâne est un hangar à hélicoptères. Ça vrombit là-dedans et les grandes pales d’une hélice tournent à plein régime 16.
Je ferme les châsses, mais ça se tasse pas.
La fille blonde, sur une injonction du beau ténébreux, s’approche du bar et verse une chouette rasade dans un glass. Elle pousse la conscience professionnelle jusqu’à y adjoindre un cube de glace. Entre nous et la gare Saint-Lazare, c’est plutôt sur la coupole qu’il faudrait me la cloquer, cette banquise. Des fois que ça calmerait ma douleur lancinante !
Elle me tend le verre. Cette fille répand une odeur enchanteresse. Ça me ragaillardit autant que la gorgée que j’avale. Les choses commencent nettement à reprendre des formes usuelles.
Je me détranche sur mes copains. Il ne leur a pas fait de cadeaux, le matraqueur d’élite, car ils sont toujours out ! Pinaud est pâle, avec les lèvres serrées, et les yeux entrouverts. Pourvu qu’il ne lui aie pas défoncé la coquille ! Quant à Béru, il continue de baver. Ça lui fait un drôle d’effet, les instruments à percussion. Il émet une espèce de petit râle incertain et renifle comme un phoque qui joue au ballon avec son pif. Lui, c’est l’otarie nationale !
Les deux gardes du corps, vautrés dans des fauteuils, ricanent en me voyant faire la grimace. Ils sont contents d’eux, ces endoffés ! Grands meûchants, va ! Quel plaisir peuvent-ils éprouver à meurtrir leur prochain ?
Je me tourne vers le beau quadragénaire. Son costar d’alpaga bleu brille à la lumière. Il ne semble pas pressé. On dirait qu’il attend quelque chose, ou quelqu’un… Pour l’instant, je ne l’intéresse que moderato.
Je prends le parti de le questionner.
— J’aimerais savoir ce que tout cela signifie, attaqué-je, véhément.
Il hoche la tête.
— Je vous le dirai en temps utile…
— Qui êtes-vous ?
— Mon nom ne vous dirait rien !
Il sourit. C’est un m’sieur qui ne manque pas d’humour.
Plus je le regarde, plus je pense qu’il est européen. Il a même le type méditerranéen. Tiens, voulez-vous parier qu’il est grec ? Il a la couleur de peau des gnaces qui ont vu le jour à proximité de l’Acropole.
En tout cas, pour l’instant, il ne semble pas vouloir faire un brin de causette.
Résigné, je désigne mes équipiers.
— On ne pourrait pas s’occuper d’eux ?
Son sourire s’accentue.
— On s’en est occupé, il me semble !
— Très drôle…
Je finis mon verre. L’alcool me donne un coup de fouet. Il n’est pas commode de boire avec les pognes enchaînées, pourtant je prendrais bien un autre scotch si c’était un effet de leur bonté.
Je fais signe à la belle souris. Rien que pour la voir évoluer devant vous, vous donneriez toutes les nuits de Paris. Elle comprends ma supplique muette et retourne remplir mon glass. Les deux tueurs à gages n’ont pas encore moufté. Les mains croisées sur leur holster, ils attendent aussi.
Tout à coup le mot de Cambronne, proféré à haute et intelligible voix, fait sursauter tout le monde. Voilà enfin mon gars Béru qui revient à nous. Il roule des yeux blancs, striés de filets rouges.
— Figure-toi que j’ai fait un de ces cauchemars, soupire-t-il en me regardant. On s’assoupit et puis…
Il se tait, médusé par la réalité. Le filet de bave qui pend encore aux commissures de ses lèvres ne se décidant pas à choir, il l’aspire bruyamment.
— Où qu’on est ? s’informe-t-il, enfin, après un regard circulaire, pénétrant, lucide, surpris, vériste, troublé, inquiet, désolé, prenant, pitoyable, incertain, pensif, coagulé, croisé, myope et résigné sur l’assistance.
— Mystère et caleçon de bain, réponds-je. Mais je te conseille de la boucler parce que le monsieur que tu vois là à droite parle mieux le français que toi !
En entendant ces paroles, l’intéressé fronce ses sourcils qu’il a particulièrement fournis. Béru se tait un peu. Mais il regarde Pinaud et bégaie :
— Dis, le Vieux est canné, on dirait, non ?
— Je ne sais pas. Vise voir s’il respire…
Le Gros colle son oreille sur la poitrine concave 17 de Pinaud. Au bout d’un instant, il redresse son crâne de bois.
— Oui, fait-il, il respire. Mais qu’est-ce que ces vaches nous ont sonnés. Il me semble que je viens d’avoir une insolation.
A cet instant, un coup de sonnette retentit.